Maryse Condé, Ecrivaine
Texte publié dans le catalogue de l'exposition Catharsis , 2009, Fondation Clément Martinique
"What have we here ? a man or a fish ? dead or alive ? A fish : he smells like a fish; a very ancient and fish like smell"
On reconnaitra les interrogations de Trinculo, découvrant Caliban endormi dans "The Tempest", la pièce de William Shakespeare qui ensemença l'imaginaire caribéen, toutes îles et toutes langues confondues. Les mêmes me viennent toujours à l'esprit quand je considère des dessins et des tableaux de Thierry Alet. Que donnent-ils à voir ? Est-ce que ce sont des fleurs, des oiseaux, des poissons, des objets non identifiés et non identifiables du rêve et du désir, des parties (honteuses, bien sûr) du corps humain, pubis, penis, testicules? Un homme peut devenir un piébwa. Un paysage peut se doter d'éléments anthropomorphiques. Ici et là, des yeux s'ouvrent en désordre dans ce qu'on croyait le sol. Le champ de la toile est saturé de toutes espèces de signes. Son chant rempli de toutes qualités de cris. L'analogie va plus loin. Dans une tirade célèbre, Caliban lance à son maître Prospero, Duc de Milan: "You taught me language, and my profit on't Is, I know how to curse."
Thierry Alet est à sa manière un Caliban de la peinture à cause de sa boulimie d'expression. C'est elle qui contribue à le rendre inclassable. Quelques exemples pris au hasard. Thierry Alet va d'une grave réflexion sur le pouvoir à une série insolente et débridée sur le rire qui oscille entre béance, outrance et grimace. Il passe de compositions sur la guerre et ses discours contradictoires, en fin de compte toujours meurtriers, à une réecriture (mais est-ce le terme exact ? Ne vaudrait-il pas mieux dire gravure ou regravure ?) hiératique du "Cahier d'un Retour au pays natal" d' Aimé Césaire, texte qui se situe à l'opposé des précédents, car il symbolise la foi, l'espoir, la vie. Il existe, certes, des constantes dans cette oeuvre ordonnée à sa manière en dépit des apparences. La passion pour le signe sous toutes ses formes et dans tous ses états est la première et la plus frappante. On a beaucoup glosé sur cette incorporation avant-gardiste des signes, du texte dans la peinture. Disons seulement que Thierry Alet "regravant" le Cahier d'un retour au pays natal de Césaire et annexant ainsi la littérature, réalise le vieux rêve de fusion des arts, cher à tous les créateurs. Bien avant André Breton, il a hanté ceux du poète Oswaldo de Andrade et de sa compagne, l'artiste- peintre Tarsilo de Amaral. Ils animèrent en 1922 la Semaine de Sao Paulo qui révolutionna la culture du Brésil. Une seconde constante consiste dans ce gout effréné pour l'improvisation dont parle Romare Bearden et qui rapproche la peinture d'un autre art, la musique, en particulier de la musique de jazz. Cependant le refus constant des règles établies et des distinctions entre les genres que s'impose le peintre, son obssession d'aller comme un clairvoyant au-dela des appparences pour déchiffrer l'envers et le caché des êtres et des choses, viennent tout bouleverser. Car Thierry Alet se passionne non seulement pour l'envers et le caché des autres, mais surtout l'envers et le caché qu'il porte en lui-même. Cette recherche du "continent noir, the dark continent" comme on appelle parfois l'inconscient, fonde la série des dessins cathartiques, c'est à dire des dessins réalisés sans étude ni brouillons préalables éclos avec la plus totale spontanéité des profondeurs de l'être.... . Revenons à la métaphore de Caliban.
"... without them (his books), declare Caliban à Trinculo He (Prospero)'s but a sot".
Caliban, ce personage subitement surgi sur la scène de l'humanité, n'hésite donc pas à traiter son maître de sot. Il affirme en effet que celui-ci ne doit sa position de supériorité qu'à sa connaissance des livres. Comprenons par la qu'à ses yeux, Prospero n'a rien inventé, rien crée et agit par répétition ou mimétisme. Cette irréverence jointe à tant d'assurance et de confiance en soi ne sont pas sans déplaire et déranger.
Thierry Alet peut en faire de même. Ce surdoué aux allures d'enfant terrible a débarqué dans le monde de la peinture un peu par hasard. De son propre aveu, la mode l'attirait davantage. C'est peut-être ce qui explique le "vernis" d'extrême modernité de son oeuvre et son côté si novateur qu'il en semble provocateur. Ce "vernis" n'est dû, on ne le répétera jamais trop, à un refus intransigeant de s'inscrire dans une lignée, de se réclamer d'influences, bref, d'appartenir à une école. Il serait vain de tenter de le rattacher à une quelconque chapelle. Par exemple, le surréalisme de Thierry Alet n'est pas celui de Salvador Dali. Car chez lui, le surréalisme ne relève pas de recettes, de la manipulation d'éléments reconnus comme magiques. Il naît de la mise en lumière saisissante et déconcertante d'éléments surgis de l'inconscient. Son humour n'est pas celui de Botero qui joue joyeusement avec les formes. À la différence, l'humour de Thierry Alet possède un côté inquiétant, car il résulte lui aussi d'une plongée dans l'inconnu de l'inconscient. Il est une question que beaucoup auront à l'esprit, je le sais. Quelle est l'Antillanité de Thierry Alet qui vit à New York et sillonne le monde ? Comment pouvons-nous le rattacher à nos rivages plutôt qu'à tels ou tels autres ? Je ne saurais apporter de réponse. Pour être un peintre caribéen, il ne suffit pas de parsemer ses toiles de cocotiers, de ciels bleus et de femmes en madras. Nous savons depuis Frantz Fanon que la culture n'est pas "un stock de particularismes". Comme il est écrit dans "Les Damnés de la terre" :
"...c'est une vie souterraine, dense, en perpetual renouvellement".
Chacun vit son Antillanité à sa manière. Elle est le fruit d'une alchimie mystérieuse et intime qui ne se partage pas. Elle naît d'un rapport personnel avec le pays que nul n'a le droit de juger ni de tenter d'évaluer. Peut-être l'Antillanité de Thierry Alet se traduit-elle de façon subjective par le choix de ses couleurs, le tracé de ses dessins, l'épaisseur de sa pâte quand il inscrit ses signes. Cependant la question mérite-t-elle d'être posée ? Ne suffit-il pas de savoir que Thierry Alet tient hautement son rang dans la communauté des peintres ?
Maryse Condé